En France, 500.000 personnes sont soignées chaque année grâce à des médicaments dérivés du plasma, majoritairement importés faute de production suffisante. Une dépendance préoccupante alors qu'un nouveau règlement européen vient de consacrer le principe du don non rémunéré.
Christine Larrieu a pris la route avec son mari pour passer un week-end en famille, début février, lorsqu'elle voit surgir le nom de son neurologue sur l'écran de son téléphone. Lorsqu'elle décroche, il annonce à cette jeune retraitée ce qu'elle a déjà deviné : les stocks de son traitement diminuent de manière alarmante dans les pharmacies hospitalières. Atteinte d'une neuropathie périphérique dysimmunitaire - une maladie auto-immune qui, comme la sclérose en plaques, attaque la gaine qui protège les fibres nerveuses -, l'ancienne salariée d'un grand groupe aéronautique a besoin d'injections régulières d'immunoglobulines.
Ces protéines issues du plasma - la composante liquide du sang - lui ont permis de retrouver sa motricité alors qu'elle avait presque perdu l'usage de ses jambes il y a quelques années. La précieuse substance soigne des maladies chroniques, mais elle profite aussi à des nourrissons, à des grands brûlés ou encore à des personnes hospitalisées en réanimation, soit quelque 500.000 Français chaque année, estime l'Etablissement français du sang (EFS), chargé de la collecte auprès de donneurs bénévoles.
Aux Etats-Unis, la plasmaphérèse est rémunérée
Face à des besoins multipliés par deux en France depuis 2007, toujours selon l'EFS, les tensions d'approvisionnement en médicaments dérivés du plasma sont devenues problématiques. En 2021, quand la pandémie a provoqué une augmentation de la demande en immunoglobulines à l'échelle mondiale, environ 30 % des adhérents de l'Association française contre les neuropathies périphériques (AFNP) se sont déclarés concernés par un problème de délivrance de leur traitement, comme Christine.
Pour préserver son indépendance dans les gestes du quotidien, elle bénéficie à l'époque d'immunoglobulines habituellement administrées aux enfants. Injectées en grand volume, elles lui ont complètement déformé la peau du ventre, au point de nécessiter selon elle « une chirurgie réparatrice ».
Car si elle bien autosuffisante en sang, la France est dépendante des réserves de plasma de pays étrangers, notamment des Etats-Unis qui fournissent les deux tiers des médicaments issus du liquide jaune dans le monde. Là-bas, les donneurs sont recrutés sans difficulté : la plasmaphérèse est rémunérée.
Une même personne peut donner jusqu'à 104 fois par an, contre 24 fois en France, attirant ainsi des travailleurs précaires désireux de se constituer un complément de revenu. « En France, on critique haut et fort la rétribution du don au nom de l'éthique, mais cette posture est hypocrite, car les médicaments que nous importons faute de production suffisante sur le territoire national sont largement fabriqués avec le plasma de donneurs étrangers rémunérés », s'indigne Jean-Philippe Plançon, président de l'AFNP, vice-président du conseil d'administration de l'Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) et lui-même atteint d'une neuropathie dysimmunitaire.
Objectif : 1,4 million de litres en 2027
De fait, le Laboratoire français des biotechnologies (LFB), qui fabrique des médicaments à partir du plasma collecté par l'Etablissement français du sang (828 milliers de litres en 2023), ne répond qu'à 35 % des besoins dans l'Hexagone.
Depuis la pandémie, d'autres produits ont connu des tensions d'approvisionnement, signe de la dépendance sanitaire de la France. Pour y remédier, le gouvernement a annoncé en juin 2023 qu'il enclenchait d'une politique de relocalisation à court terme d'environ 25 médicaments dits « essentiels », dont ceux qui sont issus du plasma.
Déjà en 2016, le président d'alors, François Hollande était venu, truelle à la main, poser la première pierre de la nouvelle giga-usine du LFB dans une vaste zone d'activités d'Arras. Elle devrait être opérationnelle à la fin de l'année 2024 et permettre de tripler les capacités du laboratoire. Une promesse qui ne pourra être tenue que si l'Etablissement français du sang parvient à augmenter le volume collecté en vue d'être cédé au LFB afin d'alimenter ce nouveau site pharmaceutique, alerte toutefois Jean-Philippe Plançon.
Malgré le déploiement annoncé d'un « plan plasma », avec un objectif annuel de production de 1,4 million de litres en 2027 et la création d'une quinzaine de sites fixes de collecte supplémentaires, Cathy Bliem, ancienne directrice générale adjointe de l'EFS, estime que les moyens alloués par l'Etat à l'établissement « ne permettent pas encore de financer une filière française du plasma ».
Des voyants tous au rouge
Aidé par des subventions, l'EFS demeure dans le rouge et a terminé l'année 2023 avec 35 millions d'euros de déficit. La pandémie, l'inflation et surtout la baisse des cessions de poches de sang aux hôpitaux en raison de leur rationalisation et de la fermeture de lits - alors qu'elles constituent 80 % des recettes de l'établissement - ont pesé lourd sur les comptes. Au point d'alerter l'Inspection générale des affaires sociales et l'Inspection générale des finances, missionnées pour envisager une réforme du modèle économique de la filière sang et plasma.
Leur rapport, remis en 2023, demeure confidentiel. La loi de financement de la Sécurité sociale pour 2024 a toutefois permis un premier sursaut, en prévoyant une dotation de 100 millions d'euros de l'Assurance Maladie afin de sécuriser les activités essentielles de l'établissement.
Pour autant, « il est certain que les moyens de l'EFS ne sont pas en adéquation avec l'ambition d'augmenter massivement la collecte de plasma », confirme Jacques Allegra, président de la Fédération française des donneurs de sang bénévoles. Pour y parvenir, « il faudrait acquérir de nouvelles machines, créer de nouveaux sites de collecte, recruter massivement et disposer d'un budget de communication à la hauteur », résume Cathy Bliem.
Le prix très bas des poches de plasma cédées au Laboratoire français des biotechnologies, censé permettre de faire face à la concurrence étrangère, n'incite pas non plus l'établissement à collecter davantage, dénonce Benoît Lemercier, syndicaliste CFDT à l'EFS : « On vend notre plasma à cette entreprise à perte. Ce n'est pas parce que nous le voulons, c'est l'Etat qui fixe les tarifs, par protectionnisme, ce qui est compréhensible. Mais le prix moyen sur le marché européen du plasma, c'est 160 euros par poche. Chez nous, c'est 120 euros. » Un enjeu qui devrait être au coeur des discussions des prochains mois entre le nouveau président de l'EFS, Frédéric Pacoud, et les autorités de tutelle.
Un manque de personnel plutôt que de donneurs
L'accroissement des volumes collectés par l'EFS est également freiné par le manque de moyens humains de l'établissement. Selon les chiffres transmis par ce dernier, 2.308 collectes ont été annulées l'année dernière, dont 61 % pour des motifs liés aux ressources humaines. Un nombre en baisse depuis la pandémie, mais qui révèle les difficultés de recrutement et de fidélisation des 9.000 salariés sur lesquels doit pouvoir compter l'EFS.
Pour compenser le manque de médecins parmi ses effectifs, il met progressivement en place depuis 2019 la téléassistance médicale, pour accompagner à distance les infirmières, désormais habilitées à superviser les collectes. Le manque d'attractivité et la forte rotation des effectifs de l'établissement s'expliquent par une « dégradation manifeste des conditions de travail des salariés », estime Benoît Lemercier.
Surtout, l'écart croissant entre la rémunération du personnel de l'EFS et celle pratiquée dans les hôpitaux est mal vécu. Etablissement public de santé mais de droit privé, l'EFS n'a pas été concerné par les dernières revalorisations dans la fonction hospitalière, notamment lors du Ségur de la santé. Face aux protestations des salariés, l'EFS tente de s'aligner, mais a posteriori. « On est le premier maillon dans la chaîne transfusionnelle, mais on a un peu la sensation d'être des petites fourmis ouvrières invisibles », résume une infirmière chargée de superviser les collectes dans une partie de la Nouvelle-Aquitaine.
La tentation de la rétribution battue en brèche
Compte tenu de la nécessité d'attirer de nouveaux donneurs et de les fidéliser afin d'augmenter la collecte, une petite musique se fait entendre en France et chez ses voisins : celle qui questionne la gratuité du don. « Moi aussi, il y a quelques années, j'aurais été la première à dire que le don gratuit, c'est super bien. Quand on est malade, on voit les choses différemment. Surtout quand on manque de traitements », explique Christine Larrieu, qui estime que la France pourrait motiver différemment les nouvelles recrues.
« On peut faire preuve d'intelligence collective, réfléchir à de nouvelles manières de faire, sans tomber dans le modèle américain pour autant », espère-t-elle. Certains vont plus loin et évoquent à demi-mot une indemnisation forfaitaire ou la remise de bons d'achat aux donneurs.
Des pistes que l'Union européenne a écartées le 14 février à travers un accord en trilogue (Parlement européen, Conseil de l'Union européenne et Commission européenne) concernant le nouveau règlement sur les substances d'origine humaine, qui consacre le principe du don volontaire et non rémunéré. Un signal envoyé notamment aux quatre pays membres ayant autorisé des groupes privés à prendre en charge la collecte de plasma aux côtés des collecteurs publics : l'Allemagne, l'Autriche, la Hongrie et la République tchèque.
Il faut dire que le liquide doré représente un juteux marché mondial estimé à 31 milliards de dollars par la société d'études Fortune Business Insights. Pour atteindre leurs objectifs, certaines entreprises tentent d'attirer des donneurs en mettant en avant l'existence de compensations financières, dont la différence avec la rémunération, qui demeure interdite, est parfois ambiguë.
Le nouveau texte réglementaire autorise ainsi la neutralité financière du don (une compensation est permise pour indemniser des pertes de revenus du donneur ou rembourser des dépenses), mais interdit toute publicité qui ferait espérer un potentiel gain financier. « La Belgique et le Danemark sont en passe d'atteindre l'autosuffisance sans pour autant recourir au secteur privé, c'est la preuve qu'on peut parvenir à une souveraineté sanitaire tout en évitant la marchandisation du corps humain », assure la députée européenne Nathalie Colin-Oesterlé, rapporteure du texte.
Comme d'autres, elle plaide pour la multiplication des centres de collecte, le recrutement de personnel supplémentaire et la diffusion de campagnes de communication d'envergure. Tout en appelant de ses voeux à penser la souveraineté sanitaire au niveau européen et comme une « arme géostratégique », afin que le continent puisse enfin limiter sa dépendance au plasma made in USA.
Romane Roussel